● Simone de BEAUVOIR, La vieillesse, Gallimard, 1970


"Les vieillards sont-ils des hommes ? A voir la manière dont notre société les traite, il est permis d’en douter."

Extraits : pages 567 à 569
Aujourd'hui, un mineur est à 50 ans un homme fini tandis que parmi les privilégiés beaucoup portent allégrement leurs 80 ans.

Amorcé plus tôt, le déclin du travailleur sera aussi beaucoup plus rapide. Pendant ses années de "survie", son corps délabré sera en proie aux maladies, aux infirmités. Tandis qu'un vieillard qui a eu la chance de ménager sa santé peut la conserver à peu près intacte jusqu'à sa mort.

Vieillis, les exploités sont condamnés sinon à la misère, du moins à une grande pauvreté, à des logements incommodes, à la solitude, ce qui entraîne chez eux un sentiment de déchéance et une anxiété généralisée. Ils sombrent dans une hébétude qui se répercute dans l'organisme; même les maladies mentales qui les affectent sont en grande partie le produit du système.

S'il conserve de la santé et de la lucidité, le retraité n'en est pas moins la proie de ce terrible fléau: l'ennui. Privé de sa prise sur le monde, il est incapable d'en retrouver une parce qu'en dehors de son travail ses loisirs étaient aliénés.

L'ouvrier manuel ne réussit même pas à tuer le temps. Son oisiveté morose aboutit à une apathie qui compromet ce qui lui reste d'équilibre physique et moral.

Le dommage qu'il a subi au cours de son existence est plus radical encore.

Si le retraité est désespéré par le non-sens de sa vie présente, c'est que de tout temps le sens de son existence lui a été volé. Une loi, aussi implacable que la loi d'airain, lui a permis seulement de reproduire sa vie et lui a refusé la possibilité d'en inventer des justifications. Quand il échappe aux contraintes de sa profession, il n'aperçoit plus autour de lui qu'un désert; il ne lui a pas été donné de s'engager dans des projets qui auraient peuplé le monde de buts, de valeurs, de raisons d'être.

C'est là le crime de notre société. Sa "politique de la vieillesse" est scandaleuse. Mais plus scandaleux encore est le traitement qu'elle inflige à la majorité des hommes au temps de leur jeunesse et de leur maturité. Elle préfabrique la condition mutilée et misérable qui est leur lot dans leur dernier âge.

C'est par sa faute que la déchéance sénile commence prématurément, qu'elle est rapide, physiquement douloureuse, moralement affreuse parce qu'ils l'abordent les mains vides. Des individus exploités, aliénés, quand leur force les quitte, deviennent fatalement des "rebuts", des "déchets".

C'est pourquoi tous les remèdes qu'on propose pour pallier la détresse des vieillards sont si dérisoires: aucun d'eux ne saurait réparer la systématique destruction dont des hommes ont été victimes pendant toute leur existence.

Même si on les soigne, on ne leur rendra pas la santé. Si on leur bâtit des résidences décentes, on ne leur inventera pas la culture, les intérêts, les responsabilités qui donneraient un sens à leur vie. Je ne dis pas qu'il soit tout à fait vain d'améliorer, au présent, leur condition; mais cela n'apporte aucune solution au véritable problème du dernier âge: que devrait être une société pour que dans sa vieillesse un homme demeure un homme ?

La réponse est simple: il faudrait qu'il ait toujours été traité en homme. Par le sort qu'elle assigne à ses membres inactifs, la société se démasque: elle les a toujours considérés comme du matériel. Elle avoue que pour elle, seul le profit compte et que son "humanisme" est de pure façade. Au XlXème siècle, les classes dominantes assimilaient explicitement le prolétariat à la barbarie. Les luttes ouvrières ont réussi à l'intégrer à l'humanité. Mais seulement en tant qu'il est productif. Les travailleurs vieillis, la société s'en détourne comme d'une espèce étrangère.

Voilà pourquoi on ensevelit la question dans un silence concerté. La vieillesse dénonce l'échec de toute notre civilisation. C'est l'homme tout entier qu'il faut refaire, toutes les relations entre les hommes qu'il faut recréer si on veut que la condition du vieillard soit acceptable. Un homme ne devrait pas aborder la fin de sa vie les mains vides et solitaire.

Et la conclusion

« On ne saurait se contenter de réclamer une « politique de la vieillesse » plus généreuse, un relèvement des pensions, des logements sains, des loisirs organisés. C’est tout le système qui est en jeu et la revendication ne peut être que radicale : changer la vie. » (p. 570)